vendredi 15 juin 2007

LA MAISON DE FAMILLE

Adossée au rempart du vieux village, ses volets jaune pâle fermés sur son histoire, elle médite. Dans la ruelle étroite et fraîche, tout près de la bergerie, une porte craquante s’ouvre. Les tommettes rouges déroulent leur mosaïque. L’air est parfumé d’encaustique et de temps suspendu.
Une grande horloge, orgueilleuse, monte la garde à l’entrée de l’escalier qui mène à l’étage. Elle attend juste que l’on fasse jouer sa clé quelques tours et que l’on ranime son balancier doré. Elle sonnera chaque demie, promettra de s’arrêter la nuit mais se trompera toujours.
La vieille dame chargée d’histoire écoute les aïeux qui hantent ses recoins. C’est qu’à plus de 200 ans, on ne s’en laisse plus compter ! Elle a vu les anciens assis dans la cheminée ressasser leurs souvenirs. Elle a vu les anciens se réunir autour de la grande table de ferme et discuter au fil des veillées à la lueur oscillante d’une lampe à pétrole. Elle en a connu, des peines et des joies. On l’a même dépossédée de quelques pièces, à une époque, avant de les racheter… Elle a vu les arrières grands-parents faire sauter sur leurs genoux les tout petits, elle les a vus , ces petits, s’amuser avec des marrons et les fruits de vigne vierge. Et puis elle a vu les plus vieux venir de moins en moins… Puis l’arrière grand-mère venir toute seule… et puis ne plus venir…
Oh, elle n’est pas « moderne », ce mot à la mode ! Les portes des buffets grincent et elle est trop froide l’hiver. Mais elle est là, digne vieille dame, image d’une époque paisible et laborieuse, symbole de l’histoire et de l’unité de toute une famille…
L’escalier aux nez de marche en bois monte en L vers les hauteurs. Il était bien dangereux quand il était ciré chaque année ! Chacun garde en mémoire une glissade formidable jusqu’au mur en bas !
A droite, deux chambres en enfilade, deux chambres aux grands lits grinçants. La première pour les grands, la deuxième pour les enfants dans laquelle quelques jouets subsistent.
Au fond, la chambre bleue. La chambre de jeune fille où toutes les demoiselles se sont succédées. La chambre aux murs bleus aux motifs délicats faits au pochoir et si fragiles qu’un revers de main les efface. La chambre bleue dans laquelle on ne s’appuie donc jamais aux murs… Un piano fier et désaccordé siège contre un mur, à côté d’un gros lit moelleux, ses deux chandeliers dépouillés de bougies. Dans la grosse armoire, des costumes se mélangent, vestiges de carnavals, et le boa déplumé s’amuse avec le chapeau haut de forme. Dans l’épaisseur du rempart, derrière le rideau, une fenêtre inonde la pièce de clarté. Une petite table porte un broc à eau et une cuvette, témoins de tant de toilettes d’avant l’eau à l’étage. Un miroir au tain fané renvoie une image malicieusement piquetée.
A gauche, la chambre des arrières grands-parents au grand lit tout gonflé trône. Au fond de la pièce, une coiffeuse en marbre étale ses richesses : de vieux flacons renfermant des parfums oubliés, de petites bouteilles de vernis séché aux taches de couleurs lumineuses, une brosse à cheveux… Sanctuaire respecté naturellement, qui conserve son parfum d’interdit malgré le temps qui passe, malgré les enfants devenus grands qui le traversaient à pas de velours et le cœur battant comme si quelque armoire eut pu trahir leur intrusion, pour monter à l’escalier plus pentu, plus récent qui a remplacé l’ancienne échelle de bois. C’est que tout en haut s’étend une longue pièce remplie de souvenirs, de coffres et de livres. La magnanerie a laissé ses derniers vers à soie se transformer en papillons pour devenir une sorte de caverne aux milles trésors. De là-haut, sur l’immense balcon, on admire les Cévennes qui s’étalent au loin. On y installe même des chaises, les jours d’orages pour en faire une salle de cinéma vivante !
A l’arrière de la grosse bâtisse, la grande terrasse couverte de vigne vierge donne sur une cour à deux niveaux. Les belles de jour minaudent avec les plantes grasses.
Encore aujourd’hui, j’y vois mon arrière grand-père assis sur une chaise casser avec un petit marteau des noix et des noisettes pour son arrière petite-fille qui, généreuse, lui en laissera un fruit sur deux. J’y vois mon petit frère à genoux sur la terrasse, un Pif ouvert devant lui, tentant de monter le dernier petit gadget que mon père terminera d’assembler… et qui ne fonctionnera jamais !
J’y lis mon enfance, mes origines, le livre de ma famille… J’entends le tic-tac de la grosse horloge , agaçante en début de séjour, si évidente à la fin que les premières nuits de retour, le sommeil viendra difficilement.
La maison de famille, l’Oustalet, le « coin à l’abri du vent » en patois. L’abri de notre cœur… Et si ses volets sont clos, elle continue, imperturbable, son labeur de mémoire auprès de tous les miens…

1 commentaire:

Unknown a dit…

Tu installes une atmosphère sépia, douce et fraîche. Moi qui aime peu les descriptions, les tiennes ne décrivent pas, elles suggèrent ; quelques petites touches associées à des sentiments, des souvenirs, et le tableau prend vie.
C'est un style pur, qui s'inscrit dans une tradition qui fleure bon le meilleur des textes classiques, ceux des auteurs qui s'inspirent de leur région natale...