mardi 31 juillet 2007


AELYS ET LA RIVIERE
C'était l'été. Un ciel bleu myosotis dansait dans les ramures des peupliers. On entendait des oiseaux lancer des trilles enjoués dans l'air figé et les cigales grésiller. Entre les voiles de chaleur, Aélys s'avançait tranquillement. La jeune fille aux longs cheveux de soie noire, à demi cachée sous un vaste chapeau de paille claire, s'approchait sans se presser de la rivière qui, à cette heure, lisse comme un ruban liquide, s'appliquait à saisir les rayons du soleil.

Elle s'assit au bord de l'eau, se déchaussa et, relevant légèrement son jupon, plongea ses pieds dans l'eau fraîche. Elle n'était que silence et rêveries et laissait sa main courir dans l'eau dormante qui s'enroulait entre ses doigts, les caressait, les pressait légèrement.

Lorsqu'elle retira sa main de l'étreinte étrange de l'eau, elle s'aperçut qu'elle n'avait plus l'anneau d'argent qu'elle portait toujours à l'annulaire. Elle fut frappée de stupeur et, à genoux au bord de la rivière taiseuse, son jupon étalé autour d'elle, elle plongea ses mains dans l'eau figée. A tâtons, elle cherchait son anneau dans le doux limon qui troubla bien vite l'eau. Sans vraiment s'en rendre compte, toute à sa recherche, elle avançait lentement, certaine de discerner le vif éclat de l'anneau un peu plus loin, un peu plus loin encore, un peu plus loin... Lorsqu'elle crut enfin le tenir, elle plongea la main dans l'eau jusqu'à l'épaule et eut la frayeur de sentir quelque chose l'entraîner avec force vers le fond. Elle s'enfonçait rapidement et privée d'air, pensa qu'elle allait finir sa vie là. Mais au moment où ses poumons étaient prêts à éclater, ils se remplirent alors d'un air liquide qu'elle aspira avec effroi.

Face à elle, la maintenant solidement par le poignet, se tenait une créature affreuse, au corps blanchâtre et écailleux, un peu visqueux et au faciès de poisson. Aélys tenta bien de crier mais son cri sortit assourdi dans un glouglou de bulles. Elle tenta alors de s'enfuir mais son corps était lourd, engourdi par le froid et la peur, bizarrement faible. L'horrible créature s'approcha, l'empoigna par ses longs cheveux qui se mêlaient aux algues et la jeta dans un repli de la grotte.

Toutes les rivières recèlent ce genre de mystères inquiétants et nombre de jeunes filles et d'enfants disparaissent sans que l'on sache vraiment ce qu'ils sont devenus. Souvent, ces créatures aquatiques enlèvent les êtres d'en haut qu'ils envient pour leur liberté, afin de s'en faire aimer ou pour ne plus être seuls dans les solitudes aquatiques. Mais la bête de la rivière ne cherchait pas à se faire aimer. Elle se délectait du désespoir d'Aélys, y puisait une joie immense et froide. Aélys, qui n'était retenue par aucun mur avait bien essayé de s'enfuir et cela lui sembla au début bien facile mais une fois à la surface, ses poumons s'étaient comprimés violemment et elle avait été contrainte de replonger bien vite dans l'eau. Par un sortilège machiavélique, Aélys ne pouvait plus réintégrer le monde d'en haut...

Alors, elle poussait des cris muets et pleurait des larmes qu'elle ne sentait pas couler, tiède symbole de sa vie, sur ses joues diaphanes. Elle passait son temps à faire glisser entre ses doigts pâles le limon du fond de la rivière, en regardant avidement la forme troublée de la lune. Parfois, elle tentait à nouveau de refaire surface, souffrait mille maux en tenant obstinément sa tête hors de l'eau mais, inconsolable, elle replongeait toujours. Quant à la bête cruelle qui l'avait réduite à cette triste condition, elle lui apportait toutefois du poisson cru et des algues pour la nourrir, tenant absolument à ce que sa prisonnière reste à sa merci, vivante, le plus longtemps possible. Elle obligeait Aélys à passer ses douces mains dans l'amas verdâtre et poisseux de ce qui lui servait de cheveux, elle la contraignait encore à la regarder, à la sentir, toute proche, à toucher sa peau... Mais jamais Aélys ne lui faisait le plaisir de lui montrer son dégoût, tout au plus affichait-elle un pur mépris.

Une nuit de pleine lune, Aélys, plus mélancolique que jamais, s'approcha de la surface de l'eau, tout près du rivage. Elle avait été attirée par la lueur orangée d'un petit feu et à travers sa prison d'eau, elle observait ceux d'en haut. Elle eut très peur quand elle vit s'approcher d'elle le visage tout rond, roux et barbu d'un petit homme et, comme un petit poisson peureux, elle plongea vers le fond. Quand elle vit qu'il ne la poursuivait pas, elle remonta et vit le même visage la regarder avec curiosité. Le visage barbu plongea dans l'eau et lui sourit. Aélys, inquiète, troublée, esquissa un sourire mais ce fut difficile car cela faisait bien longtemps qu'elle ne souriait plus. Elle fut alors stupéfaite : la visage, sans bouger pourtant les lèvres, lui parlait :

- Bonjour, être de l'eau, es-tu une sirène?
Elle secoua la tête de droite à gauche.
- Comment tu t'appelles?
Elle ne sut pas comment répondre et se contenta de hausser les épaules.
- Moi, je m'appelle Lullaby, je suis un lutin. Qu'est-ce que tu fais là si tu n'es pas une sirène?
Aélys baissa la tête, si triste de ne pas pouvoir discuter avec cet étrange gnome. Lullaby comprit ce qui la chagrinait et lui dit :
- Ne cherche pas à me parler si tu ne peux pas... Contente-toi de penser tes paroles et je t'entendrais si tu me le permets.

S'ensuivit une étrange conversation entrecoupée de haltes car Lullaby devait reprendre son souffle en sortant la tête de l'eau. Le visage du lutin devenait de plus en plus grave au fur et à mesure que Aélys lui racontait son histoire et, la dernière fois qu'il sortit la tête de l'eau, il était consterné.
-***Peux-tu m'aider?*** demanda Aélys en pensée.
Lullaby réfléchit à l'air libre un moment. Peut-être en retrouvant l'anneau???

Toutes les nuits, le lutin venait tenir compagnie à Aélys. Il la trouvait belle mais blême et triste, les yeux voilés, les lèvres trop claires. Chaque soir, il partait à la pêche sur une petite barque pour tenter de récupérer l'anneau mais en vain. Aélys, de son côté, sondait le limon en le laissant glisser inlassablement entre ses mains livides.

Hélas, la vilaine créature du fond de la rivière surprit le manège de sa captive et fut remplie de fureur. Une nuit, il suivit Aélys jusqu'au rivage et découvrit son complice. Fou de colère, il se précipita sur Lullaby, les bras tendus dans sa direction, prêt à l'entraîner lui aussi dans son antre. Mais Aélys avait eu le temps de se retourner, de discerner la silhouette de l'odieuse bête et d'alerter son nouvel ami. Le lutin avait saisi prestement un tison du feu qui crépitait à côté de lui et en avait menacé la monstrueuse créature. S'ensuivit une lutte acharnée qui entraîna le lutin dans l'eau. Le tison s'était bien entendu éteint et c'est à mains nues qu'ils s'affrontaient à présent. Au moment où la créature de l'eau croyait bien avoir vaincu ce sale enquiquineur, Lullaby mit la main à la poche de son paletot et en sortit une pierre de lune, pas plus grande qu'un oeuf de poule. Elle scintilla dans la lumière bleutée de la nuit avant que le lutin la jette de toutes ses forces en plein dans le visage de la créature de l'eau. Cette dernière hurla en tenant sa tête à deux mains puis se figea comme une hideuse statue. Lullaby remonta à la surface pour prendre une goulée d'air salvatrice et replongea dans l'eau glacée. Quelque chose attira son regard, quelque chose qui brillait au cou de l'affreuse statue. Lullaby s'approcha et arracha de son cordon un petit anneau d'argent. A ce moment précis, il entendit un hurlement déchirant derrière lui et, se retournant vivement, il vit Aélys fermer les yeux et tomber au fond de la rivière. C'est avec grand peine qu'il réussit à la tirer hors de l'eau. Aélys était inanimée, morte peut-être. Le lutin lui passa au doigt l'anneau d'argent qu'ils avaient tant cherché, l'étendit près du feu et sortit de la besace qu'il gardait toujours avec lui une flûte à trois trous dont il se mit à jouer. C'était une mélopée simple et entêtante qui tenait du bruit du vent dans les arbres, du clapotis joyeux des cascades et du chant des oiseaux. Il joua longtemps, s'interrompant parfois pour contempler son amie et quand il vit le soleil se lever, il éteignit le feu, rassembla ses affaires, caressa doucement les cheveux encore humides de la brune Aélys et pffft! s'évapora dans la lueur matinale.

Certains suggérèrent qu'Aélys s'est probablement égarée avant d'avoir été retrouvée par un chasseur ou un berger. D'autres affirmèrent que le monstre de la rivière l'avait sans doute enlevée pour en faire son épouse. Aélys ne dit jamais ce qu'elle avait vécu, ce qui ne fit qu'accroître le mystère... On dit qu'elle avait, ce matin-là, un regard effaré et la pâleur des morts qu'elle avait sans doute côtoyés. On dit qu'elle racontait des histoires abracadabrantes de créature aquatique et de lutin et qu'elle avait certainement perdu un peu de sa raison. On dit aussi que depuis lors, plus aucune jeune fille ne disparut au bord de la rivière et qu'un prince avait sans doute terrassé le dragon de l'eau qui vivait là... D'aucuns ont continué à faire des offrandes à la rivière pour qu'elle n'emporte plus leurs petits... On dit encore que l'anneau qu'Aélys portait à son annulaire gauche lui permettait de voir ce que les êtres d'en haut ne voient jamais et qu'elle était un peu sorcière... comme tous ses descendants d'ailleurs.

Lullaby en rit encore : ce que les hommes sont fantasques! Il ne s'agissait de rien d'autre que d'une jeune fille aux yeux chagrins qui eut la malchance de s'enfoncer un peu trop avant dans le royaume d'une bête aquatique primitive et d'un anneau devenu magique par la force des choses... Tout le reste n'était que pure fantaisie et si Aélys continua à voir son ami lutin, c'est juste parce qu'il allait parfois lui rendre visite les nuits sans lune et qu'elle croyait en lui. Certains cherchent encore l'anneau d'argent d'Aélys qui, soit disant, ouvre la porte de Féerie! Ce n'est pourtant qu'un stupide anneau sans le moindre pouvoir... Mais n'en parlez surtout pas! Les enfants en tireront peut-être une juste leçon de sagesse... et un rêve à poursuivre...

mercredi 18 juillet 2007

FORCE ARDENTE

Ami, si tu te perds, si ton âme te pèse,
Si les sombres kobolds t'éreintent de noirceur,
S'il convainquent ton coeur de leurs tristes fadaises,
Viens et nous parlerons, l'heure sera douceur.

Frère, si chaque jour te réduit à la peine,
Si les vils gobelins te noient de désespoir,
S'ils contraignent ta vie à l'effroi et aux chaînes,
Viens et nous parlerons, laissant filer le soir.

Amour, si tu as peur, si pour toi, tout s'écroule,
Si les féroces trolls te livrent à leurs lois,
S'ils ruinent tes efforts, que ton rêve s'éboule,
Viens et nous parlerons, mes baisers feront loi.

Dragons, ogres et loups, vespérales sirènes
Peuvent bien essayer de tuer l'essentiel.
Krakens et korrigans, aux ombres de phalènes,
Adversité glacée, peuvent jeter leur fiel :

Moi, je convoquerais des armées de lumière,
Et je manderais Puck et bien d'autres lutins,
Elfes et farfadets et les nymphes altières
Se battront pour l'espoir, pour l'amour, le destin.

Après chaque mirage, après chaque tempête,
Nous nuirons à la nuit par la vive lueur
De milliers de chandelles et malgré les défaites,
Phénix ne pliera pas, bien vivant et vainqueur.

mardi 10 juillet 2007


TRAIN DE NUIT




C'est l'heure où la lumière n'est plus que gouttes d'or sur un dais de velours sombre. Janvier a glacé la ville déserte, Belle endormie sur ses longs bras antiques. Il enfonce un peu plus les mains dans ses poches et accélère le pas. Ce sera bientôt l'heure.


Le vent fait frémir les flancs du train. Quelques murmures sous le silence et sous la lumière trop blanche des veilleuses de nuit. Le nez collé à la vitre gelée, elle fouille l'obscurité, cherche un repère. Elle remonte un peu son manteau sur ses genoux et sourit. Ce sera bientôt l'heure.


Les pavés luisent de myriades d'étincelles sous ses pas. Les feux follets dansent devant lui. La buée blanche flotte et repose dans les airs. Il avance sans se soucier de la distance qu'il lui reste à parcourir. La ville est calme, cela lui plaît. Le froid lui rosit les joues. Qu'importe. Elle sera bientôt là.


Le contrôleur passe sans bruit, une lampe torche exténuée balayant faiblement le couloir. Elle ne dort pas. Son coeur s'est emballé aux dernières lueurs de la dernière ville traversée. Elle l'écoute : il bat la chamade. Elle goûte au délicieux tourment qu'il lui inflige. Elle tente de le tromper avec quelques pages d'un livre... Non, décidément, cette douce exaltation est trop précieuse. Qu'importe, il sera bientôt là.


Bien sûr, il est en avance. Le quai de gare est solitaire. Il est trop tôt, il fait trop froid, les autres attendent dans le ventre de la gare, sous les lumières curieuses. Lui ne se résout pas à les rejoindre. Il veut l'attendre ici, éprouver le tendre espoir des yeux du train dans le lointain, ressentir de tout son être la cruauté de cet Hermès de fer qui ne vient pas, qui prend son temps, qui se joue de sa patience. Il veut la chercher dans le flot d'anonymes, il veut laisser son coeur aller bien avant ses jambes vers elle, il veut... il veut... la voir enfin...


Elle a attendu le plus longtemps possible avant de ranger ses affaires mais elle n'y tient plus. Elle referme son livre sur la page qu'elle a relue dix fois et le borde dans son sac. Elle scrute son visage dans la noire opacité de la vitre. Elle lui sourit, s'interroge et fait ses nattes, lentement en conseillant en secret à son coeur de se faire plus discret. Elle le sent rire, rire de ce rire d'enfant, cristallin, en cascade, de ce rire si pur qui dit les indicibles bonheurs. Elle semonce le train de ralentir aux abords des villes replètes et les yeux tout grand ouverts, elle se laisse emporter par la gentille impatience de le voir enfin...


Un sifflet hurle dans la nuit de charbon. Il tressaille.


Pourquoi diable ce train freine-t-il si tôt? Elle frissonne.


Les yeux du train! Les yeux du train percent les entrailles de la nuit!


Les lumières de la gare l'étourdissent un bref instant.


Le voilà!


La voilà!


Les portes s'ouvrent. La foule sans nom se déverse, ruisselle et s'éparpille en flaques colorées sur le quai. Appesantie par le mauvais sommeil et les lourdes valises, elle s'amasse, s'étale, cherche son destinataire. Mais lui les ignore. Lui ne cherche qu'elle.


Les portes s'ouvrent. Les passagers se pressent sans entrain. Elle croit entendre son coeur hurler : "Avancez, de grâce!" mais elle ne dit mot pourtant, docile. Cela fait partie des règles du jeu. Elle attend encore, elle sait que ces dernières minutes, pesantes, fébriles, sont de celles dont elle se rappellera. Elle fixe obstinément le fond de la voiture, refuse l'appel ensorcelant des vitres, elle saura attendre encore un peu.


Wagon après wagon, ses yeux sondent la multitude.


Pas après pas, elle gagne le marchepied.


Son visage s'illumine : comment ne l'a-t-il pas vue plus tôt? Il ne voit plus qu'elle.


Elle quitte le train et s'autorise à le chercher. Son visage irradie. Comment a-t-elle pu attendre? Elle ne voit plus que lui.


La valise se couche, obéissante à leurs pieds. Il la fixe un moment, n'est-ce pas une illusion? Peut-il la toucher sans qu'évanescente, elle ne s'échappe? Il ose enfin et la prend dans ses bras. Il la serre fort, la soulève légèrement pour la garder, pour l'enlever au sol maintenant bruyant et la garder pour lui. Il glisse une main dans les remous tièdes de ses cheveux. Elle l'étreint, les yeux rieurs.


Ils se taisent.
Les mots n'auraient pas de sens, détachés de toute substance.
Ils se taisent.


La foule anonyme a quitté le quai sur la pointe des pieds. Ou alors n'y ont-ils pas pris garde... Eux n'ont pas bougé. Investis de leurs retrouvailles, ils se respirent et leurs lèvres se frôlent. Le vent tente de les chasser de ce quai de gare où il règne en maître. Mais ils l'ont oublié, qu'il maugrée!


Sa main retrouve le nid familier de sa main fine. Ils donnent enfin raison aux bourrasques. Et, telle une chimère déliquescente, ils s'enfoncent sous le dais sombre constellé de paillettes d'or de leur nuit de janvier.

dimanche 8 juillet 2007


LE LAC

Dans son écrin de forêt, le lac est lové. Son eau paisible renvoie le reflet des arbres aux feuillages sombres et parfois, le vol paisible d'oiseaux noirs. Pas un pli, pas une ride à la surface vert argenté. D'épais nuages le couvrent d'une brume songeuse.

La barque touche la surface du lac et dessine des lignes plus claires tout autour d'elle. Le petit bateau frêle avance sans bruit. Les rames se dressent, plongent, nagent et se redressent et une bruine fine caresse nos joues. Une main s'attarde dans l'étoffe de l'eau. Elle est délicieusement fraîche et le soir parfume l'air de ses nébulosités odorantes.


Le lac s'étire. Sur ses berges, on devine de petits sentiers qui, rendus à l'état sauvage, courent et sautent entre les arbres. On devine aussi de jolis chalets de bois brun, assis confortablement et devisant à mi mots, de petits jardins parfois, aux pelouses rases, des cheminées exhalant leur fumée légère dans l'air figé. Et, de loin en loin, des barques retournées sur les rives, et des pontons en bois, comme autant de bras tendus vers le lac, comme autant d'étreintes imperturbables et suspendues dans leur hâte.


La barque glisse de clapotis en clapotis. Les rames, sans s'émouvoir, fendent l'eau d'un rythme régulier. Le lac nous happe. En son milieu, le miroir est étrange et les arbres de la rive gauche semblent toucher les arbres de la rive droite, forêt irréelle, forêt aquatique à travers les branches de laquelle vont nicher des poissons de vif argent.


Des rires d'enfants parviennent jusqu'à nous, étouffés, disparus déjà, impression que le rêve nous a saisis. La barque s'approche d'un ponton dansant sans se presser. Elle s'y accote doucement. Elle est délestée de ses paquets et portée sur le rivage. L'heure est à la paix.


De gros nuages duveteux s'amoncellent maintenant au dessus du lac, comme la chevelure volage d'un vieillard. Le chalet ouvre ses portes sur son foyer chaleureux mais le lac ensorcelle, déjoue les artifices de la petite maison sylvestre. Assis sur le ponton, nous regardons en silence les kyrielles de petites fées qui valsent au dessus de l'eau. Parfois, elles touchent délicatement la surface lisse et laissent une empreinte ronde qui va en grandissant. Le soir couvre le lac et ses abords d'une couverture frangée de bleu et de gris. La quiétude est juste troublée par le crépitement d'un feu de bois près du chalet. Près du feu, on distingue les ombres mouvantes d'un groupe d'amis, les sourires complices d'une guitare. Mais sur le ponton, tout près de l'eau, tout nous vient assourdi, lointain, et la rêverie nous presse contre son coeur. Quelques gouttes de pluie annoncent l'averse prochaine. Mais avant de rentrer, l'âme embrasse le lac constellé de pampilles brillantes. Le bal des fées peut à présent commencer...

dimanche 1 juillet 2007


L'ARBRE ET L'HOMME

L'arbre est tombé. Navré de quitter la terre, il s'est résigné. Que faire, comment résister, lorsque l'on est juste né pour cette destinée? Etalé de tout son long, il déploie, impudique, ses ramages comme autant de jupons. Il s'est couché, fatigué, si fatigué. Il perd conscience.

Quand il revient à lui, le monde lui apparaît différent. Comme s'il était multiple. Comme si lui-même s'était multiplié. L'air n'a plus la profondeur de sa forêt natale. La vie y est bruyante. Cela l'indiffère. Il attend, là, paisible, dans la sagesse que lui donne l'âge. Il attend que quelque chose change.

Et puis cela vient. Il sent qu'on le touche, qu'on l'examine, qu'on le déplace. Il quitte un autre espace, il voyage. A-t-on jamais vu un arbre voyager?

Il a trouvé le bois qu'il cherchait. De longs pans bien droits, propres; un beau veinage. Il va pouvoir commencer. Et la main, sûre, commence un dialogue muet avec l'arbre. "D'où viens-tu?" et le pan devient planche. "Quand es-tu né?" Le rabot s'applique, passe et repasse, modère son pas, s'ingénie à négocier avec l'arbre. "Dans tes branches, des oiseaux avaient-ils niché?" La main ausculte, exigeante, caresse, s'attarde. "La nuit, le vent jouait-il dans ta ramure?" La main trace, dessine, marque... "La vie était-elle douce?" De nouvelles racines naissent, les pièces s'emboîtent, l'arbre se remet debout. "As-tu aimé la pluie?" Le ciseau à bois s'approche, amadoue le bois réticent, grave les arabesques, nouveau feuillage persistant. "Le temps t'a-t-il paru long parfois?" La main effleure, affine, masse. "As-tu eu mal?" La main nourrit, explique, raconte. "Je t'offre une nouvelle vie..." La cire embaume, rappelle à l'arbre la sève qui courait en lui. L'arbre savoure la vie qu'on lui insuffle. L'arbre se tient noble, tout droit, debout.

L'arbre soupire. Ainsi voici la nouvelle vie qui s'offre à lui? Soit. Ce n'est pas si mal. L'arbre se résume. Son corps est bien là, vivant, sublime. Il trône. Devant lui se tient l'homme. L'homme de sciure, l'homme de cire, l'homme de bois. L'homme sourit devant son travail accompli. Il respecte l'arbre. Il lui sourit. Il passe un dernier coup de chiffon sur une trace puis laisse glisser sa main sur le flanc de l'arbre. Il s'attarde. Sa peau est lisse, douce, ambrée. Il tressaille. Il lui semble que l'arbre a respiré... Il sourit à nouveau. Juste une impression sans doute.

L'arbre respire. Il se sent soudain proche de la main qui l'a fait renaître, qui caresse, la main d'un homme de bois.