mardi 10 juillet 2007


TRAIN DE NUIT




C'est l'heure où la lumière n'est plus que gouttes d'or sur un dais de velours sombre. Janvier a glacé la ville déserte, Belle endormie sur ses longs bras antiques. Il enfonce un peu plus les mains dans ses poches et accélère le pas. Ce sera bientôt l'heure.


Le vent fait frémir les flancs du train. Quelques murmures sous le silence et sous la lumière trop blanche des veilleuses de nuit. Le nez collé à la vitre gelée, elle fouille l'obscurité, cherche un repère. Elle remonte un peu son manteau sur ses genoux et sourit. Ce sera bientôt l'heure.


Les pavés luisent de myriades d'étincelles sous ses pas. Les feux follets dansent devant lui. La buée blanche flotte et repose dans les airs. Il avance sans se soucier de la distance qu'il lui reste à parcourir. La ville est calme, cela lui plaît. Le froid lui rosit les joues. Qu'importe. Elle sera bientôt là.


Le contrôleur passe sans bruit, une lampe torche exténuée balayant faiblement le couloir. Elle ne dort pas. Son coeur s'est emballé aux dernières lueurs de la dernière ville traversée. Elle l'écoute : il bat la chamade. Elle goûte au délicieux tourment qu'il lui inflige. Elle tente de le tromper avec quelques pages d'un livre... Non, décidément, cette douce exaltation est trop précieuse. Qu'importe, il sera bientôt là.


Bien sûr, il est en avance. Le quai de gare est solitaire. Il est trop tôt, il fait trop froid, les autres attendent dans le ventre de la gare, sous les lumières curieuses. Lui ne se résout pas à les rejoindre. Il veut l'attendre ici, éprouver le tendre espoir des yeux du train dans le lointain, ressentir de tout son être la cruauté de cet Hermès de fer qui ne vient pas, qui prend son temps, qui se joue de sa patience. Il veut la chercher dans le flot d'anonymes, il veut laisser son coeur aller bien avant ses jambes vers elle, il veut... il veut... la voir enfin...


Elle a attendu le plus longtemps possible avant de ranger ses affaires mais elle n'y tient plus. Elle referme son livre sur la page qu'elle a relue dix fois et le borde dans son sac. Elle scrute son visage dans la noire opacité de la vitre. Elle lui sourit, s'interroge et fait ses nattes, lentement en conseillant en secret à son coeur de se faire plus discret. Elle le sent rire, rire de ce rire d'enfant, cristallin, en cascade, de ce rire si pur qui dit les indicibles bonheurs. Elle semonce le train de ralentir aux abords des villes replètes et les yeux tout grand ouverts, elle se laisse emporter par la gentille impatience de le voir enfin...


Un sifflet hurle dans la nuit de charbon. Il tressaille.


Pourquoi diable ce train freine-t-il si tôt? Elle frissonne.


Les yeux du train! Les yeux du train percent les entrailles de la nuit!


Les lumières de la gare l'étourdissent un bref instant.


Le voilà!


La voilà!


Les portes s'ouvrent. La foule sans nom se déverse, ruisselle et s'éparpille en flaques colorées sur le quai. Appesantie par le mauvais sommeil et les lourdes valises, elle s'amasse, s'étale, cherche son destinataire. Mais lui les ignore. Lui ne cherche qu'elle.


Les portes s'ouvrent. Les passagers se pressent sans entrain. Elle croit entendre son coeur hurler : "Avancez, de grâce!" mais elle ne dit mot pourtant, docile. Cela fait partie des règles du jeu. Elle attend encore, elle sait que ces dernières minutes, pesantes, fébriles, sont de celles dont elle se rappellera. Elle fixe obstinément le fond de la voiture, refuse l'appel ensorcelant des vitres, elle saura attendre encore un peu.


Wagon après wagon, ses yeux sondent la multitude.


Pas après pas, elle gagne le marchepied.


Son visage s'illumine : comment ne l'a-t-il pas vue plus tôt? Il ne voit plus qu'elle.


Elle quitte le train et s'autorise à le chercher. Son visage irradie. Comment a-t-elle pu attendre? Elle ne voit plus que lui.


La valise se couche, obéissante à leurs pieds. Il la fixe un moment, n'est-ce pas une illusion? Peut-il la toucher sans qu'évanescente, elle ne s'échappe? Il ose enfin et la prend dans ses bras. Il la serre fort, la soulève légèrement pour la garder, pour l'enlever au sol maintenant bruyant et la garder pour lui. Il glisse une main dans les remous tièdes de ses cheveux. Elle l'étreint, les yeux rieurs.


Ils se taisent.
Les mots n'auraient pas de sens, détachés de toute substance.
Ils se taisent.


La foule anonyme a quitté le quai sur la pointe des pieds. Ou alors n'y ont-ils pas pris garde... Eux n'ont pas bougé. Investis de leurs retrouvailles, ils se respirent et leurs lèvres se frôlent. Le vent tente de les chasser de ce quai de gare où il règne en maître. Mais ils l'ont oublié, qu'il maugrée!


Sa main retrouve le nid familier de sa main fine. Ils donnent enfin raison aux bourrasques. Et, telle une chimère déliquescente, ils s'enfoncent sous le dais sombre constellé de paillettes d'or de leur nuit de janvier.

3 commentaires:

faffwah a dit…

Très joli texte sur les retrouvailles. Y aurait-il un léger fond autobiographique?

Unknown a dit…

Tu décris là ce qui pour moi serait "notre rencontre" enfin celle dont je rêve dans l'attente de la réaliser un jour.... Patience et le maître mot de mon avenir....
J'ai pris un véritable plaisir à te lire, tu es vraiment trés talentueuse...
Tu fais des descriptions magique on s'y croirait.
Merci !

Unknown a dit…

Merci d'être toi.... Reine et gardienne à ta manière de cette porte des rêves et de la féérie...