jeudi 11 octobre 2007


LA LIBRAIRIE


Le ciel était bas et lourd. Il était tombé quelques flocons dans l'après-midi et je marchais à présent sur l'asphalte pailleté et crissant. L'après-midi touchait à sa fin, et j'étais sortie, esseulée, pour me divertir un moment du silence de ma petite chambre. Je m'engageais sous les arcades accueillantes qui longeaient la grand'rue, toutes brillantes des lumières des magasins. Je passais sans me distraire devant les boutiques de prêt-à porter, de sport, la parfumerie et la supérette. Déjà, je voyais les présentoirs de cartes postales et la vitrine coulante de lumière chaude. J'entrais le coeur en fête dans la librairie.

Les librairies ont toujours été des lieux magiques pour moi, mais celle-là, plus encore. Etait-ce parce que cette année-là, je me trouvais seule dans une région où je ne connaissais personne? Ou bien parce que les frimas rendaient plus accueillants les boîtes à malice des petites échoppes? Je ne sais... Mais ce dont je suis certaine, c'est qu'une fois la porte franchie, le temps n'avait plus d'emprise sur rien...

Même si je connaissais la librairie sur le bout des doigts, mon regard affamé ne savait plus où se poser : couchés, au garde-à-vous, accoudés, le coeur ouvert, chacun d'entre eux m'appelait de son langage muet. Il y avait celui-là qui voulait m'embarquer dans un bateau vers des îles lointaines, celui-ci qui me susurrait des mots tendres, cet autre dont le titre m'intriguait, le joli, en velours rouge duveteux qui me demandait une caresse. Il y avait tous les autres, les petits, les tout blancs, très sérieux, un peu méprisants peut-être, me tournant le dos délibérément, serrés les uns contre les autres pour que je ne puisse pas voir leur couverture et le résumé qui me dévoilerait un bout de leurs mystères. Il y avait tous les autres, les confidentiels, les drôles, les affables, les spécialisés, et ils posaient sur les étagères avec des mines de conspirateurs.

Je passais des heures à les choisir, à les ouvrir, à les sentir aussi - cette bonne odeur de livres vierges de toute lecture! J'écoutais leurs jointures craquer, je les posais, les reprenais, les reposais encore. C'était presque un jeu, ils étaient mes complices et ils étaient patients car ils savaient que je rêvais de les emporter tous avec moi!

Quand on entrait, c'était les très beaux livres qui nous accueillaient, un peu comtes, un peu princes, grands seigneurs de la librairie. C'était une débauche de belles photos, de belles lettres et je m'avançais entre leur haie d'honneur, flattée de leur flagornerie et de leur cabotinage. C'était alors tout un royaume qui s'ouvrait à moi, un pays de silences et de secrets bien volontiers consentis. Dociles, ils se blottissaient dans mes deux mains ouvertes, prêts à passer avec moi de longues heures, en bonne intelligence. Ils n'étaient pas les plus grands, loin d'être les plus beaux, mais c'était mes préférés - ils le sont toujours d'ailleurs - car ils étaient toujours prêts à tromper une heure trop longue ou divertir une attente difficile en m'ouvrant la porte de leurs mondes. Parfois, mes pas me poussaient dans le jardin sucré des enfants, mais je m'en éloignais toujours prématurément, pour choisir ce dernier livre incontournable qu'il me fallait absolument!

Je remontais toujours l'allée comme on sort d'une apnée, les joues rougies, le regard un peu fou, et la tête me tournait. Je serrais contre moi les quelques élus, pensant à contre-coeur à tous ceux que je laissais orphelins, essayant de me convaincre qu'il fallait bien m'en aller et me promettant de revenir très vite...

Quand je sortais de la librairie, il faisait nuit noire. Le coeur en liesse, je savourais la fraîcheur sur mon visage, le poids de mes futures aventures d'encre se balançant joyeusement dans le sachet au bout de ma main à demi-ouverte. Je rentrais à la maison, déjà bien loin, partie dans mes voyages de papier, sans plus éprouver ni les fins picotements de la neige sur mon front enfiévré, ni le froid qui s'insinuait traîtreusement entre les mailles de mon manteau et les arcades étiraient gracieusement leurs jambes entre les rais de lumières de la nuit en attendant le sommeil.

J'ai bien visité d'autres librairies depuis, tout aussi belles et achalandées mais aucune n'a été une si fidèle compagne d'heures et aucune n'a su gagner mon coeur d'une façon si définitive...La librairie des Arcades est à jamais blottie, comme dans une boule à la neige tourbillonnante, dans un recoin de mes souvenirs...

4 commentaires:

Unknown a dit…

J'ai commencé la lecture en me disant que j'allais passer un bon petit moment. J'étais en-dessous de la vérité. En quelques lignes, une onde d'émotions m'a parcouru. Tu as su exprimer le plaisir infini que moi aussi je ressens quand j'entre dans un lieu empli de livres et que je l'explore de l'air inspiré d'un fervent pratiquant. Ouf ! Longue phrase, n'est-ce pas ?

Unknown a dit…

Je ne sais pas comment dire ce que je ressens ; c'est étrange, passionnant et diférent de ce que j'ai déjà lu de toi. Un voyage fabuleux ! Merci !!

Tu pourrais même donner goût à la lecture aux non-convertis aux romans ...

faffwah a dit…

Je crois que nous avons tous au fond de nous même un lieu comme ça chargé d'émotions. Toi, tu l'as raconté avec beaucoup de talent. Merci et bravo.

Unknown a dit…

Avec un peu de retard je te souhaite une trés bonne année, rempli de bonheur et que tes projets aboutissent.
Gros bisous, à bientot.